samedi 29 décembre 2012

Le Vitrail en Champagne méridionale (3) ; le miracle des Billettes dans le vitrail champenois*.

Église de Bar-sur-Seine
Vitrail du miracle des Billettes
(vers 1542)

* Ce texte est en partie le résumé d’un article publié dans La vie en Champagne, « Le miracle de la Sainte Hostie dans les vitraux de Champagne », n° 25, janvier-mars 2001, p.31-40. Il est extrait d'une communication « Les vitraux en Champagne méridionale, une source d’Histoire » donnée le 13 octobre 2001 à une table ronde sur les sources d’Histoire en Champagne-Ardenne tenue à Ay, organisée par le Centre d’Études Champenoises, Université de Reims-Champagne-Ardenne, et d'une conférence donnée le 11 mars 2002 à l'Université Paris IV - Sorbonne, au séminaire d'Histoire moderne du Professeur Yves-Marie Bercé.


Le miracle des Billettes ou de la Sainte Hostie 
dans les vitraux de Champagne méridionale

Notre région conserve aujourd'hui un certain nombre de vitraux représentant le miracle de la Sainte Hostie ou des Billettes. Ce thème est relativement rare en France dans le vitrail ; il paraît exceptionnel de trouver encore au début du XXe siècle sept vitraux de ce miracle dans l'actuel département de l'Aube ; trois cependant ont aujourd'hui disparu ou sont dans un état très fragmentaire. De plus, leur homogénéité dans le temps est tout à fait remarquable, six de ceux-ci peuvent être datés du deuxième quart du XVIe siècle : à Longpré-le-Sec, la verrière aurait été réalisée entre 1540 et 1545 ; à Riceys-Bas nous pouvons trouver la date de 1549 ; à Bar-sur-Seine, il ne serait pas abusif de la dater du début des années 1540 ; les deux vitraux de la chapelle où il est placé sont datés de 1542. Seul celui du Saint-Nicolas de Troyes est plus tardif, posé en 1563.
Tous ces vitraux illustrent un même récit, plus ou moins développé, en fonction de la taille de la baie et des contingences matérielles auxquelles a dû se plier le verrier. Il est d’ailleurs remarquable que des verrières de Champagne méridionale soient entièrement consacrées à ce miracle des Billettes, contrairement aux autres que l’on trouve en France, où elles ne représentent que quelques scènes ; à Châlons-en-Champagne, dans l'église Saint-Alpin, le miracle des Billettes ne compose pas un sujet indépendant mais est inséré dans un programme, très intéressant au demeurant, consacré à l'Eucharistie.


Église de Riceys-Bas
Vitrail du miracle des Billettes
La communion
(1549)
 Un miracle parisien

Le thème développé dans ces vitraux s'inspire d'un miracle qui aurait eu lieu à Paris en 1290, sous le règne de Philippe IV le Bel.  Alexis Socard [1] nous en a laissé le récit détaillé.

Un Juif, nommé Jonathan, usurier dans la rue des Billettes, avait prêté trente sols parisis à une pauvre femme de la paroisse de Saint Médéric qui lui avait laissé ses habits en gage. Proche de la fête de Pâques, la femme supplia le Juif de lui rendre ses habits, les seuls convenables qui lui restaient pour célébrer honorablement la fête. Jonathan les lui remit mais à condition qu'elle lui rapportât l'Hostie. Le jour de Pâques, la pauvre femme parvint à subtiliser l'Hostie qu'elle aurait dû consommer et l'amena au juif usurier qui lui remit une somme d'argent. Ce dernier s'acharna sur l'Hostie, la perça de coups de canif, la planta d'un clou avec un marteau, la flagella. Il la jeta alors au feu mais elle en sortit sans lésions, en voletant dans la chambre. Ensuite, le Juif chercha en vain à la découper avec un gros couteau de cuisine. Il la mit dans les latrines et la transperça d'un coup de lance. À chaque nouvelle torture, un ruisseau de sang coulait des plaies. Enfin il jeta l'Hostie dans un chaudron d'eau bouillante, l'eau se teinta de sang. L'Hostie s'éleva au-dessus du chaudron, surmonté d'un crucifix dans une mandorle rayonnante. L’image du Christ s’imprima sur le Pain sacré. Une femme, nommée Martine, passant par là, parvint à subtiliser l'Hostie au Juif et la remit au curé de sa paroisse de Saint-Jean-de-Grève. Le fils du Jonathan dénonça à des catholiques les méfaits de son père. Ce dernier fut conduit en prison, fit confession de ses actes et fut condamné à être brûlé vif. L'évêque baptisa sa femme et ses enfants. Sa maison fut rasée et on érigea une chapelle sur ses ruines, donnée aux Pères de l'hôpital Notre-Dame du diocèse au Châlons-en-Champagne [2].
L’histoire se passe au cours des fêtes de Pâques, commémorant la résurrection de Jésus Christ après qu’il ait subit la Passion. Le personnage mis en scène dans la légende est un topique, un Juif usurier. Jonathan, par les différents actes de profanation sur l’Hostie, réitère les outrages faits par ses ancêtres à Jésus-Christ. Pendant tout le XIIIe siècle s’était développée une dévotion particulière à la Passion du Christ. L’essor de cette dévotion se faisait simultanément avec la diffusion de l’image du peuple Juif déicide.


Église de Bar-sur-Seine
Vitrail du miracle des Billettes
Scène de profanation de l'hostie
(vers 1542)
Les vitraux dans leur contexte

Les vitraux de Champagne méridionale du miracle de la Sainte Hostie seraient tous réalisés dans la même décennie, les années 1540, hormis celui de Saint-Nicolas de Troyes. À cette date, le Juif identifie le Huguenot. Les chroniques de Nicolas Pithou sont ici essentielles pour comprendre l'attitude des protestants à l'égard du Saint-Sacrement. Nicolas Pithou fait entrer à Troyes les prémices de la réforme calvinienne en 1539, avec l'arrivée de Nicole Stiltere [3] qui avait obtenu une place de régent dans un collège troyen. Il faut cependant attendre 1550, dans un contexte général d'expansion du calvinisme en France, pour que Nicolas Pithou mentionne les premières réactions de protestants à l'égard de l'Hostie : refus de se prosterner au passage d'un prêtre portant l'Hostie à un malade, refus de se confesser et de recevoir le « Corpus Domini (qu'ilz appellent) [4] » en extrême onction, refus de reconnaître le Saint-Sacrement et la Fête Dieu ou Fête du Saint-Sacrement. L'idée que se font les calvinistes de l'Hostie est contenue dans une réplique faite au cours d'un dialogue, que Nicolas Pithou place en 1556, entre un moine Jacopin nommé André Maheu et son neveu Blaise Chantefoin qui désirait instruire son oncle de la nouvelle religion : « voyez donc (replica Chantefoin) quelle offence vous avez commise en cet endroict par le passé, monstrant et elevant de vos propres mains tant de foys que vous avez faict, un morceau de paste, cuit entre deux fers, que faulcement vous appelez Dieu, le faisant adorer au pauvre et simple peuple pour tel. Combien d'idolâtries exécrables avez-vous faict commettre ? [5] ». Nicolas Pithou ne cherche pas à développer des théories religieuses pour justifier le refus des calvinistes à reconnaître le Saint-Sacrement. Son propos est simple. La démonstration théologique est faite par Calvin qui, en 1536, a publié en latin sa première version de l'Institution chrétienne. Alors qu'il est à Strasbourg, où il organise la paroisse protestante, il rédige vers 1540 le Petit traité de la sainte Cène dans lequel il s'efforce de définir une doctrine concernant la présence réelle du Christ dans l'Hostie, question qui divisait aussi les protestants[6]. Pour Calvin, le pain et le vin ne deviennent à aucun moment le corps et le sang du Christ. Mais ils sont les moyens par lesquels le fidèle communie réellement avec la substance du Christ, c'est à dire la spiritualité et les dons, la force et les vertus. Ainsi, au cours de la Cène, le pain restait pain ; l'adoration d'un simple morceau de pain n'était qu'idolâtrie. Il est à remarquer que même si les mentions de Nicolas Pithou sont postérieures à la réalisation des vitraux du miracle des Billettes, le développement de la doctrine de Calvin ainsi que les progrès de l'Église réformée dans le royaume de France leur sont contemporains.
Cependant comment expliquer le développement spécifique de ce thème dans les vitraux de cette région d'influence troyenne ? Les profanations d’Hostie y avaient-elles été plus nombreuses ? La seule mention dans les archives de l'officialité à cette époque est une souillure par maladresse. En 1537, messire Pierre (le nom est laissé en blanc), prêtre à Bouy-sur-Orvin, donnant un jour la Communion à plusieurs habitants, avait posé les hosties sur une simple patène. Tandis qu’il présentait la Communion à une femme, celle-ci souffla si fort qu'une hostie tomba de la patène. Il fut désormais demandé au prêtre de mettre ses hosties dans un calice plus profond. Il eut cinq sols d'amendes[7]. En consultant des mémoires ou journaux de contemporains, les profanations sont tout aussi rares. Un cas, de quelques années postérieures à la réalisation de l'ensemble des verrières du miracle des Billettes, a marqué les Troyens. Le vol d’une coupe pleine d’Hosties, en 1551.
Le vitrail de l’église de Saint-Nicolas de Troyes est posé en 1563, soit une année après les violences qui secouèrent la région : persécutions des protestants à Troyes, massacre de Wassy (1er mars 1562), massacre de Sens (7 avril 1562) et massacre de Bar-sur-Seine (24 août 1562). Il répond là encore à un contexte particulier.
Ainsi travers du juif profanateur de l’Hostie, sans qu’il n’y ait eu dans la région d’outrage notable analogue à ceux représentées dans les vitraux, les calvinistes étaient clairement identifiés. Leur refus de la conception catholique trouvait ici une réplique sans appel.


Église de Riceys-Bas
Vitrail du miracle des Billettes
Scène de profanation de l'hostie
(1549)
La réponse catholique

La réponse catholique à la conception calvinienne de l'Hostie se fait par l'intermédiaire des confréries et en particulier des confréries du Saint-Sacrement. La plus active et peut-être la plus ancienne de toutes est celle de Saint-Urbain. Certains auteurs la font remonter à l'époque d’Urbain IV. Tout au moins est-elle attestée dès 1350 ; l'évêque Jean d'Auxois concède des Indulgences à la confrérie [8]. En 1533, la confrérie du Saint-Sacrement de l'Autel, en l'église collégiale de Saint-Urbain de Troyes, semble se revigorer. Elle se réorganise et tient chaque année un registre de ses membres et de ses actions pieuses [9]. Les confrères passent de 107 en 1533 à 159 en 1545, soit une hausse de 48 % en douze ans, époque des grands débuts de la religion protestante. Tandis que la nature de l’Hostie est contestée, la confrérie de Saint-Urbain est là pour réaffirmer la conception catholique et rappeler que la fête du Saint-Sacrement fut fondée par le pape troyen Urbain IV [10].
À Bar-Sur-Seine, la confrérie du Saint-Sacrement serait aussi très ancienne. Dans les archives de la fabrique de l'église Saint-Etienne apparaît une copie de lettres patentes accordées en 1337 à une chapelle en l'honneur de Dieu, de la Vierge Marie et du Saint-Sacrement. Un parchemin original de 1400 confirme l'ancienneté de la confrérie du Saint-Sacrement [11].
D'autres confréries peuvent aussi intervenir. Jacques de Brienne, fils de Guillaume marguillier de Saint-Jean de Troyes, est reçu à la confrérie de la Sainte Croy des arquebusiers le 2 septembre 1539. Il note dans son journal : « Le 4 septembre feust joué le jeux de la Ste Hostie où lieu où l'on avoit joué li la vengeance et li jeux St Loup, ... Et ledict jeux ne duré que deux dimanches [12] ». Ainsi la controverse à propos de l’Hostie trouvait sa place dans les grands spectacles de rue, les mystères, adaptés à l’édification de la population.
Dans le même temps, en 1541, est annoncée l'ouverture du Concile de Trente. Cette ouverture se fait officiellement le 13 décembre 1545. La question de la Présence divine dans l'Hostie est débattue lors de la XIIIe session en 1551. Face à la pluralité des doctrines protestantes, le concile réaffirme la thèse catholique de la transsubstantiation, la piété et les manifestations du culte rendu au Saint-Sacrement. L'action des confréries ou de pieux particuliers avait donc précédé et accompagné la grande réforme tridentine. Si les confréries n'étaient pas directement les donatrices des vitraux du miracle des Billettes, elles avaient sans aucun doute su inspirer la piété individuelle ou familiale en ce domaine. Les choix des scènes représentées montrent bien cette volonté d’édifier le peuple et d’émouvoir son esprit. Le vitrail annonçait également le sort réservé aux profanateurs et sacrilèges, sort qu'avait subi le Juif. Le vitrail était tout à fait adapté à une pédagogie destinée à la population la plus humble et la moins cultivée. Le contexte incitait à une telle démarche tandis que de part et d'autre s'affirmaient ou se consolidaient les doctrines concernant l'Hostie, dans ces années 1540. Les catholiques avaient choisi un mode d’expression combattu par les huguenots : l’image, celle du vitrail, transcendée par la lumière de Dieu.


Église de Longpré-le-Sec
Vitrail du miracle des billettes
Le juif conduit à son suplice
(vers 1540-1545)
Pourquoi un tel succès dans cette région sous influence troyenne ?

Ici, le rôle des chanoines de Saint-Urbain et de la confrérie du Saint-Sacrement de l'Autel de la collégiale, relayés par les autres confréries et la piété des particuliers, paraît essentiel. Troyes, ville natale du pape Urbain IV, témoin de miracles concernant l’Hostie et fondateur de la Fête-Dieu, ne pouvait que défendre par de multiples actions - processions, mystères, vitraux - l'œuvre de son enfant, au moment où elle était sans doute le plus attaquée et remise en cause.
Ainsi, une étude précise d’un vitrail et du contexte dans lequel il a été réalisé peut nous permettre de saisir des mentalités et des enjeux, et de comprendre les réactions d’une partie de la société face à une remise en cause de ses convictions. Ici, la dévotion locale a devancé la redéfinition théologique. Il apparaît que le Concile de Trente répond à une réelle attente, elle s’exprime dans notre cas au travers du vitrail.
La pose du vitrail dans l’église de Saint-Nicolas de Troyes, en 1563, un an après le massacre de protestants dans la région, réaffirme aux yeux de tous les fidèles à la fois le dogme de la transsubstantiation et le sort réservé à ceux qui le remettrait en cause.

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[1] A. Socard, auteur de l’article « Un mot sur quelques verrières de l'église de Bar-Sur-Seine et en particulier sur la grisaille de l'Hostie miraculeuse » (dans Annuaire de l'Aube, 1866, p.93-102.), a tiré l'histoire d'un imprimé de Jacques de Breul, Théâtre des Antiquités de Paris imprimé à Paris chez Frédéric Morel en 1604. Ce dernier était extrait d'un manuscrit qui était conservé à cette époque en l'église Saint-Jean-en-Grève, paroisse de la rue des Billettes. Parmi les différentes versions du miracle, c’est celle qui s’approche le plus de l’histoire représentée dans nos vitraux. Pour un autre récit, voir : Sources d’Histoire médiévale, IXe - milieu du XIVe siècle, sous la direction de Ghislain Brunel et Elisabeth Lalou, coll. « textes essentiels », Paris, Larousse, 1992, p. 680-681, et le plus récent travail de Camille Salatko Petryszcze : 

[2] Faut-il voir réellement ici une des raisons du relatif succès de cette légende dans les vitraux champenois ? C'est ce que suggère l'auteur de la notice du Corpus Vitraerum, à la suite de l'article de Françoise Perrot et Léon Pressouyre; dans « Les vitraux de l’église Saint-Alpin de Châlons », dans Congrès Archéologique de France, 135e session, 1977, Champagne, Paris, 1980, p. 325.

[3] Nicolas Pithou, Chronique de Troyes et de la Champagne durant les Guerres de Religion (1524-1594)édition de Pierre-Eugène Leroy, Reims, Presses Universitaires de Reims, 2 tomes, 1998 , tome I, PUR, 1998, p.54-55. 

[4] Ibid., p.135.

[5] Ibid., P.170.

[6] Jean Delumeau, Naissance et affirmation de la Réforme, coll. Nouvelle Clio, PUF, Paris, 1991 (6e édition), p.112-135.

[7] AD Aube, G 4197, f°56 r°.

[8] Abbé O.F.Jossier, op.cit., p.50.

[9] AD Aube, 10 G 757 *, bis, ter et quater.

[10] En 1525, le chanoine Claude de Lirey fait réaliser à ses frais une série de tapisseries en haute lisse représentant plusieurs traits de la vie de saint Urbain (Albert Babeau « Saint-Urbain de Troyes », dans Annuaire de l'Aube, 1891, 2e partie, p. 27.). S’agit-il de la tapisserie qui se trouvait encore dans le chœur de Saint Urbain au XVIIIe et qu’a décrit Courtalon (cité par Souplet Maxime, op.cit., p.29) ?

[11] AD Aube, 62 G 5.

[12] BN, Coll. Champagne, vol. 61, Troyes XVI, f° 89 v°. Le 17 août 1542, Jacques de Brienne est reçu compagnon de la sote bande. Au travers de ces deux confréries, Jacques de Brienne participe à l'organisation de mystères, spectacles théâtraux représentés lors de fêtes religieuses ou encore lors de l'Entrée du roi le 9 mai 1548.


lundi 9 avril 2012

Le Vitrail en Champagne méridionale (2) ; des techniques de décor et des couleurs chargées de sens*.

Verrière de Passion (vers 1490)
Église sainte-Madeleine de Troyes 

* Ce texte est extrait d'une communication « Les vitraux en Champagne méridionale, une source d’Histoire » donnée le 13 octobre 2001 à une table ronde sur les sources d’Histoire en Champagne-Ardenne tenue à Ay, organisée par le Centre d’Études Champenoises, Université de Reims-Champagne-Ardenne, et d'une conférence donnée le 11 mars 2002 à l'Université Paris IV - Sorbonne, au séminaire d'Histoire moderne du Professeur Yves-Marie Bercé.

  L'église Sainte-Madeleine de Troyes conserve des vitraux exceptionnels. La verrière de la Passion du Christ, datable des premières années 1490, est remarquable par le fait qu'elle utilise des types de verre alors rares sinon uniques à Troyes aux XVe et XVIe siècles : verre éclaboussé et verre vénitien (il semblerait qu'il n'y ait qu'un seul autre exemple d'utilisation de verre vénitien, à la cathédrale de Troyes).
 Cette fin de XVe et ce début de XVIe siècle voient le règne du verre coloré, aux couleurs chaudes et intenses, de tradition médiévale, avant qu’il ne soit supplanté par l'utilisation de la grisaille rehaussée de jaune d'argent, à partir des années 1540. 
  Mais peut-on considérer cette utilisation de la couleur et de verres spécifiques comme uniquement esthétiques ? Cette place des couleurs est importante et sans aucun doute, comme nous le démontrent les travaux de Michel Pastoureau dans d’autres domaines, elles avaient une signification bien précise dans leur utilisation et combinaison tant dans l’héraldique que dans la vie quotidienne. En était-il de même pour le vitrail ? 

"La Flagellation", verrière de la Passion
Église Sainte-Madeleine de Troyes
 Dans la scène de la Flagellation, des pièces de verre vénitien à filets rouges et jaunes sur fond incolore ont été utilisées, ainsi que des pièces de verre marbré (vert à marbrures rouges pour la colonne à laquelle est attaché le Christ) et du verre peint au pochoir pour le fond bleu, représentant des rinceaux à effet damassé.
 Dans cette scène de la Flagellation, le verre vénitien aux filets orne des parties de vêtement de trois de ses quatre bourreaux : la coiffe de l’un, le haut du vêtement d’un deuxième et le bas d’un troisième.

"Ecce Homo", verrière de la Passion
Église Sainte-Madeleine de Troyes

Dans la scène de la présentation du Christ à Pilate par Caïphe, le verrier a utilisé à nouveau du verre vénitien mais cette fois aux rayures irrégulières rouges et jaunes sur fond incolore pour la robe du grand prêtre Caïphe. Du verre éclaboussé de rouge sur fond incolore, pour représenter les meurtrissures et plaies du Christ, présenté à Pilate, ce dernier portant une robe entièrement rouge, tandis que le manteau de dérision du Christ est bleu. Le fond est vert ; certaines pièces avec des marbrures rouges.

"Le Couronnement d'épines", verrière de la Passion
Église Saint-Madeleine de Troyes

  Le verre vénitien est encore utilisé pour la réalisation de la tunique d'un des bourreaux qui plantent à l'aide de bâtons la couronne d’épines sur la tête du Christ. 

Pourquoi l’utilisation de ces techniques ? 

 Si l’éclaboussé de rouge est utilisé pour que les flétrissures du Christ paraissent plus réalistes et par conséquent plus édifiantes, le rayé identifie clairement certains personnages : trois des quatre bourreaux flagellant le Christ, un des trois bourreaux qui couronnent le Christ et le Grand Prêtre Caïphe. 
 Michel Pastoureau a démontré dans son ouvrage L’étoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayés, que la rayure avait au Moyen Age une signification péjorative, voire une connotation infamante, un usage existant dès avant l’An Mil [1] dans l’enluminure ou la peinture murale, et trouvant son aboutissement à la fin du Moyen Age dans la société. La rayure distinguait des personnes en marge ou en dehors de l’ordre social, parmi lesquelles les bourreaux et les Juifs. Ainsi, dans notre cas, l’utilisation du verre vénitien est une illustration parfaite de cette volonté de marquer du sceau de l’infamie le Grand Prêtre Juif et ses acolytes, tortionnaires du Christ.

 Dans l'iconographie du Moyen-âge et de cette époque, on pouvait également identifier les Juifs par des éléments caractéristiques, comme le port de coiffes pointues, visibles sur certains panneaux de cette verrière (le Christ battu et humilié ; dans celui-ci, son visage est voilé alors qu'un de ses tortionnaires lui crache au visage).

"Le Christ frappé et humilié", Verrière de la Passion
Église Sainte-Madeleine de Troyes
 Par extension, une interprétation peut être donnée aux couleurs utilisées dans ces scènes. Dans la Flagellation, le quatrième bourreau du Christ ne comporte aucune rayure ostensible, sinon de légers filets  rouges sur les manches jaunes. Les couleurs dominantes qui identifient ce personnage sont le vert et le rouge ; vert pour le haut des vêtements et rouge pour le bas. Le vert se retrouve dans le bas du bourreau à gauche tandis que le rouge dans le haut du vêtement de celui qui se place à l’arrière-plan. Ainsi, dans leur association avec les rayures, le vert et le rouge prennent une connotation déshonorante. Leur coexistence dans un même personnage, en couleurs dominantes, et dans une même scène ne tient-elle pas de cette intention d’avilissement, tout en faisant varier les associations afin d’éviter le ton sur ton ou le rayé sur rayé ? Par ailleurs, le vert et surtout le rouge sont aussi des couleurs prescrites à certaines catégories d’exclus dont les condamnés, les non-chrétiens... Couleurs voyantes, « elles fonctionnent comme des signaux indiquant une transgression sociale » [2].
 Il faut noter aussi que le manteau de dérision du Christ, censé être pourpre, ou rouge, selon saint Jean, est bleu dans notre verrière, alors que le manteau de Ponce Pilate est entièrement rouge, couleur de l'autorité impériale mais aussi couleur de l'infamie dans le cas présent ?

 Ainsi les techniques de coloration utilisées et les combinaisons de couleurs ont une fonction symbolique et répondent à un code connu à l’époque. De ce fait elles sont chargées de sens.

  Cependant sont-elles la volonté du donateur ou de l’artiste, ou encore de l'autorité ecclésiastique dont dépendait l'église ? 
  D'où provenaient ces pièces de verre rares à Troyes ? 
 Comment leur utilisation et la mise en œuvre des combinaisons de couleurs ont pues être décidées entre artiste,  autorité religieuse et donateur, d’autant que la place de ce dernier devient importante dans le vitrail ? Ici, le donateur, Nicolas Le Muet et son épouse Catherine Boucherat occupent avec leurs enfants et leurs saints protecteur tout le registre inférieur de la verrière.

Nicolas Le Muet et son fils, présentés par saint Nicolas
Verrière de la Passion,  église Sainte-Madeleine de Troyes

Catherine Boucherat et ses filles, présentées par sainte Catherine
Verrière de la Passion,  église Sainte-Madeleine de Troyes 
 Une étude plus approfondie de la couleur et de ses associations dans le vitrail mériterait de voir le jour.
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[1] Librairie du XXe siècle, Seuil, Paris, 1991, p. 31.

[2] Michel Pastoureau, « L’Église et la couleur des origines à la Réforme », Bibliothèque de l’École des Chartes, 1989, p.228.

Voir aussi Danielle Minois, Le vitrail à Troyes : les chantiers et les hommes (1480-1560), Corpus Vitrearum, - PUPS, 2005, p.158-160.


samedi 17 mars 2012

Le Vitrail en Champagne méridionale (1) ; le XVIe siècle : un contexte de reconstruction.

Église Saint-Nicolas de Troyes
Verrière des Béatitudes
  Les XIVe et XVe siècles avaient vu se succéder les désastres : déclin des Foires de Champagne, famines, épidémies (dont la peste), guerres et passages des "Grandes Compagnies", ou "écorcheurs",... Au cours de ces longue années, villes et villages s'étaient dépeuplés, certain même avaient été abandonnés. De nombreuses églises étaient tombées en ruines. 
  La fin du XVe siècle et le XVIe est une grande période de reconstruction. La région de Troyes et de la Champagne méridionale se couvre de chantiers ; dans l'espace de l'actuel département de l'Aube, 97 églises en-dehors de Troyes sont entièrement reconstruites et 124 sont reconstruites partiellement (abside, transept).


Les reconstructions d'église dans l'espace de l'actuel département de l'Aube à la fin du XVe et au XVIe siècle.
  Les constructeurs utilisèrent des techniques apparues dans la région dès les premières années du XIIIe siècle : la voûte sur croisée d'ogives, une des caractéristiques de "l'art gothique".  


    
  L'ogive est un arc diagonal sur lequel repose la voûte de pierre. C'est une véritable armature qui supporte les éléments de la voûte, ou voûtains. Cette armature permet de diriger les poussées créées par le poids de cette voûte vers les piliers. Combinée à l'arc gouttereau, sur lequel s'appuie la voûte lorsqu'elle retombe au niveau du mur, la structure permet de libérer les murs des fortes contraintes du poids et des poussées qui l'affaiblissaient. Ils peuvent alors être percés de larges fenêtres qui vont être dotées de vitraux.

Églises de l'Aube (hors Troyes) ayant conservé des vitraux de la fin du XVe et du XVIe siècles

  L’Aube, où sur les 1160 verrières anciennes, 1042 datent de la fin du XVe siècle et de la première moitié du XVIe siècle, est le département le plus riche de France (l’Aube posséderait plus de 9000 m2 de verrières s’échelonnant du XIIe siècle au XXIe siècle). Le compte aurait été encore plus important, sans les destructions et disparitions qui se firent au cours des siècles.
  Les vitraux champenois vont connaître leur âge d'or associés à des fenêtres de style flamboyant.

Une fenêtre de style flamboyant.




dimanche 26 février 2012

1er mars 1562 : le massacre de Wassy

Le Massacre fait à Wassy le premier iour de mars 1562
gravure de Tortorel et Perrissin

 En juillet 1561, le 13, le roi avait « expédié » un édit destiné à faire rentrer les protestants hérétiques dans le droit chemin et leur interdisant les conventicules privés ou publics.
 Dans ses mémoires, Nicolas Pithou déclara :  Tant s’en faut que la rigueur de cest edict peust rompre ou empescher les assemblées chrestiennes, que au contraire elles se renforcent plus fort, et se trouverent si grandes et tellement augmentées, tant estoit ardent le zele des fideles, qu’on fut contraint d’accroistre le nombre des ministres [1]
 De fait, loin de porter les fruits escomptés, l'éradication de l'hérésie protestante, une vague iconoclaste enflamma certaines provinces du royaume, en particulier dans toutes les régions méridionales. 
  À Troyes, au cœur de la ville, la Belle Croix fut le théâtre d'affrontements religieux. Les visions miraculeuses et les guérisons qui émanaient de celle-ci étaient raillées par les protestants. La violence des catholiques se déchaîna à l'encontre des hérétiques et profanateurs [2]. 

La Belle Croix de Troyes
Extrait d'un vitrail de Linard Gonthier (1621)
conservé dans la grande salle de l'ancienne Bibliothèque municipale de Troyes
(Photo M. Vuillemin)
  Le 9 septembre 1561 s'ouvrait le colloque de Poissy. Une solution devait y être trouvée pour réconcilier les réformés et les catholiques. Cependant la question de la présence réelle du Christ dans le pain et le vin lors de la consécration de la messe empêcha toute réconciliation doctrinale. 


Colloque de Poissy
gravure de Tortorel et Perrissin

   La furie iconoclaste se poursuivit et s'étendit au Nord du royaume ; le 27 décembre l'église Saint-Médard de Paris fut saccagée. Entre temps, les huguenots de Cahors furent massacrés par les catholiques le 19 novembre. 
  Le 25 décembre 1561, la reine de Navarre abjurait publiquement de sa religion catholique. 

  Afin de mettre fin à toutes ces violences, le jeune roi Charles IX, sous la régence de sa mère Catherine de Médicis, promulgua le 17 janvier 1562 un nouvel édit, « l'Édit de Janvier », qui accordait aux réformés la liberté de culte hors des villes closes, en présence des officiers royaux.

* * *
  
 Les réformés de Wassy devenus de plus en plus importants avaient fait appel à l'Église réformée de Troyes qui leur envoya l'un de leur ministre appelé Gravelle le 12 octobre 1561. Après avoir organisé l'Église de Wassy, il s'en revint à Troyes le 20 octobre. Nécessitant la présence d'un ministre pour officier à un baptême, l'Église réformée de Wassy fit de nouveau appel à Gravelle qui s'y rendit le 13 décembre. Tandis qu'il était sur place, l'évêque de Châlons nouvellement nommé fut envoyé par le cardinal de Lorraine à Wassy, le 16 ou 17 décembre 1561 afin de convertir les protestant au catholicisme. Nicolas Pithou rapporte la dispute entre le ministre Gravelle et l'évêque de Châlons [3]. Selon Nicolas Pithou, l'évêque dut se retirer de Wassy, avec sa courte honte. 

  Gravelle administra la Cène de Noël à Watry puis revint à Troyes.
  Le 27 décembre, Léonard Morel était nommé ministre à Wassy. S'agissait-il du même Morel qui, venu de Châlons, prêcha en plusieurs lieux à Troyes et baptisa un enfant le 2 novembre 1561 ?

  L'Édit de Janvier allait permettre aux protestants de Wassy de suivre légalement les prêches et la Cène, à condition qu'ils se déroulent hors de la ville. C'est cependant dans une grange dans la ville close, près de l'église catholique, qu'ils choisirent leur lieu de culte.

  Le dimanche 1er mars, François de Lorraine, duc de Guise s'arrêtait à Wassy, ville de son domaine, sur la route qui le conduisait de Joinville à Paris. Il se rendit à l'église pour y entendre la messe. Certains affirment qu'il aurait été dérangé par les protestants qui étaient au prêche dans une grange toute proche. D'autres qu'il était venu à Wassy résolu à faire appliquer l'Édit de Janvier et à faire sortir les protestants de la ville close. Désirait-il mettre fin à ce foyer hérétique que l'évêque de Châlons, envoyé par son frère, n'avait pu remettre dans le droit chemin ?  
  Les divers auteurs varient aussi quant au nombre de protestants qui assistaient au prêche, certains disent 200 protestants, d'autres 500 ; la légende de la gravure de Torterel et Perrissin avance même le chiffre peu probable de 1200 personnes.

  On ne sait ce qui se passa réellement. Une altercation ou provocation aurait eu lieu. Des soldats accompagnant le duc de Guise auraient réagi et se seraient livrés à des violences qui, sous la présence du duc, dérivèrent en un véritable massacre. Il y aurait eu entre 23 et 50 morts et entre 100 et 250 blessés. 

  La gravure de Tortorel et Pérrissin, protestants, et réalisée en 1570, accentue sans doute la part du duc de Guise dans ce massacre, le faisant intervenir l'épée à la main dans la grange. De nombreux détails expriment la cruauté des soldats à l'égard des protestants.

François, duc de Guise, dans la grange de Wassy
Extrait de la gravure de Tortorel et Perrissin
En retrait sur la gauche, devant l'église encore pleine des fidèles catholiques de Wassy, Tortorel et Perrissin ont représenté le cardinal de Lorraine, frère du duc, assistant au massacre.


Charles, cardinal de Lorraine, assistant au massacre
détail de la gravure de Tortorel et Perrissin
Pour le très catholique Claude Haton, curé de Provins, la responsabilité du massacre en revenait aux protestants qui agressèrent le duc de Guise. Passant pacifiquement à Wassy, il fut blessé par plusieurs pierres lancées par des huguenots. Il fit alors charger ses soldats [4]. Cependant les sources sont très contradictoires quant à la responsabilité du massacre, chaque parti rendant responsable l'autre. 

Ce massacre fit avorter la relative politique de tolérance que la reine Catherine de Médicis avait tenté de mettre en place avec l'Édit de Janvier. Il marque aussi le début des Guerres de Religion, bien que Nicolas Pithou, voyait en cet évènement le début de la seconde guerre civile, la première ayant débuté avec le tumulte d'Amboise, du 15 au 19 mars 1560. 
Nicolas Pithou a consigné comment la nouvelle du massacre de Wassy fut reçue à Troyes alors que la réception de l'Édit de Janvier n'avait toujours pas été publié.

Quant à l'edict il demoura sans estre publié en la court de parlement jusques au sixiesme du moys de Mars audict an 1561 (1562). Non toutefoys sans plusieurs et reiterées jussions du roy. Toutefoys aussy tost qu'il fust passé, le bruict en fut espendu par tout le Royaume. Et comme il n'estoit question en l'Eglise de Troyes que toute allegresse et saincte resjouissance pour la liberté de l'evangile octroyée par ledit edict, nouvelles arriverent le second jour du mois de Mars au matin, comme les fidele de l'Eglise de Wassy, distant de Troyes d'environ quatorze ou quinze lieues, estants assemblez sans armes à leur façon accoustumée en une grange dedans la ville avoient esté le jour precedent, les ungs très inhumainement et cruellement massacrez, et les autres fort et griefvement blessez, sans aulcun respect d'aage ni de sexe, par ceux de la suitte du duc de Guyse Françoys de Lorraine, authorisez pas sa presence...
La nouvelle insperée du sanglant massacre de Wassy aariva au plus tost à Troyes. Elle fut accompagnée d'un bruit sourd qui courut, vray ou faulx, que ceux qui l'avoient commitz s'acheminoient à Troyes pour en fayre de mesmes [5].

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[1] Nicolas Pithou de Chamgobert, Chronique de Troyes et de la Champagne durant les guerres de Religion (1524-1595), première édition du manuscrit 698 du fonds Dupuy de la B.N.F. par Pierre-Eugène Leroy, tome I, Presse Universitaire de Reims, 1998, p.313. »

[2] Jacky Provence, « Miracle ou imposture ? Les évènements autour de la Belle Croix de Troyes au prisme de Nicolas Pithou et Claude Haton », actes du colloque Claude Haton en son temps (Provins, 10 et 11 octobre 2009), Bulletin de la Société d’Histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Provins, n° 163 – année 2009, p.115-134.

[3] Nicolas Pithou de Chamgobert, p.328-331.

[4] Mémoires de Claude Haton, Tome 1, Edition intégrale sous la direction de Laurent bourquin, CTHS, 2001, p.227-229.

[5] Nicolas Pithou de Chamgobert, p.341-343.